Bohèmes du septième art

11 décembre 2012

Par Armelle Fémelat, historienne de l’art et journaliste pour Beaux Arts Magazine

Quand une bohème en cache une autre sur le grand écran !

Artistes et bohème artistique, bohémiens et vie itinérante, ont sans cesse inspiré le cinéma, accordant une place constante mais variable aux mythes, clichés et stéréotypes. S’agissant de la bohème artistique, le roman de Murger et l’opéra de Puccini sont un véritable catalyseur de création cinématographique : quatre adaptations entre 1916 et 1926, la version française de Marcel l’Herbier (1945) et la transposition dans l’Europe d’aujourd’hui d’Aki Kaurismäki (1992). L’essentiel des films relatifs à la bohème artistique exploitent les idées reçues véhiculées par ce milieu à la morale prétendument légère associée à l’érotisme, aux passions et aux excès. Dans Un Américain à Paris (1951), Vincente Minnelli évoque la bohème parisienne des années 1920 dès la première scène : mansarde, atelier, café et jolies filles. Le héros tout désigné de ces films est l’artiste maudit, en particulier le peintre, tels Van Gogh (Minnelli, 1956 ; Maurice Pialat, 1981) ou Gauguin (Robert Lewin, 1942). Autre figure incontournable, le vagabond, à l’instar du Charlot de Charlie Chaplin, dont la route croise immanquablement celle d’artistes de tous bords – du Vagabond (1915) qui sauve Edna, volée et élevée par des Gitans, jusqu’aux Temps modernes (1936).

Affiche

La belle femme est la partenaire consacrée de l’artiste bohème – sa muse, prête à se sacrifier. Souvent gitane, à l’instar d’Amarant (Martin Harant, 1916), vraie ou fausse – celles kidnappées et élevées chez les Gitans sont nombreuses, de Miarka de Jean Richepin (héroïne de films français de 1914, 1921 et 1937) à Esmeralda de Notre-Dame de Parisde Victor Hugo - filmée par de nombreux réalisateurs dont Kirk Wise pour Disney (1996).

Mais, la plus emblématique de toutes les gitanes est sans conteste Carmen, incarnation de la femme fatale sans scrupule et volontiers provocatrice. La nouvelle de Mérimée et l’opéra de Bizet sont à l’origine d’une centaine de films.  Carmen est aussi régulièrement transposée : au Japon (Kesuke Kinoshita, 1951), en Amérique (Otto Preminger, 1964 ; téléfilm avec Beyoncé, 2001), à Paris (Jean-Luc Godard, 1983), dans l’Espagne contemporaine (Carlos Saura, 1983), au Sénégal (Joseph Gaï Ramaka, 2001) ou encore en Afrique du Sud (Mark Dornford-May, 2005).

Charles de Steuben, Esmeralda, 1839, Nantes, musée des Beaux-Arts © RMN-Grand Palais / Gérard Blot

 

Fixés sur pellicule dès la fin du XIXe siècle, les Bohémiens et « l’étrangeté » de leur vie nomade et libertaire sont une source d’inspiration intarissable pour les cinéastes. Jusqu’à la première Guerre mondiale, les gitans sont le plus souvent affublés de traits négatifs à caractère raciste. Dans le cinéma occidental, ils sont surtout utilisés comme caricatures, de leurs prétendus vices – violence et vol, d’enfant notamment – et de leurs accointances avec la musique et la danse. Des films muets avec orchestre à Emir Kusturica ou Tony Gatlif, les pratiques artistiques gitanes tiennent souvent un rôle primordial quand elles ne sont pas directement le sujet du film. Les bohémiens ont parfois aussi inspiré l’avant-garde, comme l’attestent les expériences cinématographiques radicales de László Moholy-Nagy (1932). Mais de tous les films évoquant la communauté tsigane, le plus sulfureux et le plus polémique est sans conteste Tiefland de Leni Riefenstahl, tourné sous le régime nazi avec des Rom et des Sinti réquisitionnés dans les camps de Maxlan et de Berlin-Marzahn Ratsplatz puis gazés à Auschwitz.

Quel que soit le ton, les intentions et les formes – variables à l’infini – des « films de gitans », les clichés et les stéréotypes en sont rarement absents. Certains réalisateurs actuels tâchent néanmoins de s’en défaire, comme Tony Gatlif  qui s’efforce de donner à voir la culture gitane dans toute son altérité.

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