Femmes fatales et diseuses de bonne aventure

27 décembre 2012

Par Armelle Fémelat, historienne de l’art et journaliste pour Beaux Arts Magazine

Art, liberté, sexe et magie : les clichés fondateurs de l’univers stéréotypé de la bohémienne

Figure récurrente des arts de l’époque moderne, la bohémienne est fatalement évoquée par des clichés. Incarnation de la liberté et du contrordre social, elle se distingue de l’honnête femme tant par son mode de vie itinérant et ses mœurs que par sa mise. Celle que l’on appelle Zingara ou Gitanelle à la fin du XIXe a en effet un goût marqué pour la parure, les bijoux et les vêtements bariolés, volontiers rayés – les rayures évoquant l’impureté et l’immoralité dans la culture occidentale. Dans les représentations, on la reconnaît à son attitude fière et dédaigneuse, son regard de braise, ses longs cheveux bruns, son teint bistre, sa tenue débraillée et ses attributs – tambourin, jeu de cartes, anneaux d’or et bracelets. Oisive voire lascive, cette bohémienne imaginaire fume parfois du tabac, joue de la musique et danse sans retenue. Vouée à l’expressivité et au cumul des sens, cette figure à la fois plastique et esthétique a partie liée avec l’art.

Échos de l’attitude ambivalente de la société vis-à-vis de la femme gitane, les représentations montrent souvent une femme idéalisée – libre et séductrice, à la fois désirée et redoutée car transgressive – à l’opposé de la bohémienne réelle, ignorée et le plus souvent détestée et rejetée. Les images stéréotypées de la bohémienne reflètent ainsi des sentiments contradictoires – peur, mépris et méfiance autant que trouble, attirance et fascination – et donnent à voir les craintes et les préjugés de la société qui les a produites. Deux archétypes dominent amplement : la femme fatale et la diseuse de bonne aventure.
Belle et désirable, indépendante voire insolente, créature de désir et de plaisir, la bohémienne est d’abord perçue comme une femme fatale. Libre dans ses manières et volontiers provocante, chargée d’érotisme, objet de fantasmes masculins, elle est facilement assimilée à une courtisane. Cette « femme de feu » est une beauté tragique, une « beauté noire » et redoutée. Héroïne romantique à l’instar de Carmen, Esméralda et Concha, cette créature maudite peut causer la perte de l’homme, et sa puissance érotique est destructrice. Cette femme fatale qui transgresse à la fois les tabous de son temps et les vertus cardinales de la société gitane a cependant réussi à s’imposer comme un mythe moderne d’affirmation de l’autonomie de la femme.

Mais, la bohémienne se distingue aussi par ses dons de divination. Diseuse de bonne aventure, elle lit les lignes de la main et tire les cartes. Bien qu’héritées de l’Antiquité et amplement répandues, les pratiques divinatoires sont alors réprouvées par l’église et par les pouvoirs publics. Dès le XVe, les images montrent que les bohémiennes sont à la fois admirées et craintes pour leurs pouvoirs magiques présumés. De plus, elles sont associées aux péchés de vol, de luxure et de divination ; entourées d’un halo de mystère et de superstition du fait de leurs liens supposés avec un monde occulte. À l’aube du XVIIe siècle, Caravage lance à Rome une mode autour de la chiromancie qui perdurera partout en Europe jusqu’au XIXe siècle – allant de portraits à des scènes de groupes, truculentes et pittoresques, des Caravagesques aux bohèmes galantes de Watteau et de Boucher en passant par Georges de La Tour.

 

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Nicolas Régnier, La diseuse de bonne aventure, Paris, musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski

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