Hopper, un héraut de l’art américain ?

13 novembre 2012

Par Stéphane Renault, historien de l’art, critique, journaliste pour Beaux Arts magazine et l’Express  



Paradoxes. L'œuvre d'Edward Hopper, éminemment critique, continue d’incarner une certaine image de l’Amérique. Quand l'artiste, qui se définissait lui-même peintre figuratif, indifférent à l’art abstrait, se révèle le plus abstrait des peintres réalistes. En cela, très différent de ses amis et professeurs de l’Ashcan School.

Rien de tel que de battre en brèche quelques idées reçues. Extraordinairement diffusée, l’œuvre d'Hopper (il ne peint que 100 tableaux de 1924 à 1966 – dont 55 sont montrés au Grand Palais, soit sa plus grande rétrospective au monde) n’en reste pas moins le plus souvent caricaturée, à travers une approche simpliste se limitant à quelques toiles emblématiques. Perçus comme une représentation archétypale de la culture de progrès qui prévaut outre-Atlantique, ses tableaux seraient un miroir des valeurs fondatrices du rêve américain, véhiculant autant d’images d’Epinal de l’essor triomphal de la civilisation industrielle.

Or, Hopper fait avant tout œuvre de résistance. Il formule en peinture une critique à la fois esthétique, sociale, philosophique de cette frénésie de modernité à laquelle les Etats-Unis doivent pour une grande part la position dominante qu’on leur connaît au XXe siècle. Avec une ironie discrète, cet Américain blanc, puritain, plutôt conservateur, stigmatise les dérives moralisatrices de l’Amérique. Dans The Bootleggers (1925), il peint les trafiquants de whisky durant la prohibition. Conference at night (1940) peut se lire comme une évocation de l’atmosphère de suspicion du maccarthysme. Girlie show (1941) ? Une scène de strip-tease, réponse à peine voilée aux demandes des ligues de vertu de mettre fin aux spectacles de burlesque.

Récupéré par l’historiographie nationaliste, Hopper est en réalité l’un des plus fervents contempteurs des travers de la modernité fonctionnelle américaine, alors en pleine émergence, qu’il s’agisse d’opposer la solitude à la culture de masse, le mystère à la communication visuelle à des fins commerciales, le caractère méditatif de ses personnages au dynamisme imposé en modèle, le calme d’espaces vides à l’essor des grandes cités. Aux images glorifiant la société nouvelle des loisirs et de la consommation – cette société qui deviendra rapidement, là comme ailleurs, celle du spectacle, dénoncée plus tard par Guy Debord – Hopper oppose une mélancolie, une quiétude métaphysique, des instants suspendus, une lenteur (à l’instar de sa propre élocution, de la manière d’être et de se mouvoir de l’artiste). Ses toiles montrent des personnages apathiques, murés et fiers de leur isolement, à l’encontre de l’optimisme obligatoire généralisé. Dans Automat (1927), une jeune femme affronte le silence déshumanisé d’un restaurant automatisé. Rappelant Les Temps modernes de Chaplin, la machine de distribution y a remplacé le contact humain. Pour Hopper, ce que l’on nomme progrès n’est qu’illusion. Une aliénation moderne.

Sur la forme comme sur le fond, sa peinture occupe une place à part dans l’art américain. Réaliste, figuratif, son style tient de la traduction formaliste de la réalité. Communément considérée comme typiquement américaine, son oeuvre s’avère profondément influencée par les avant-gardes européennes – le cubisme, Cézanne ou même le surréalisme. En commun, une certaine appréhension des volumes, le rendu des surfaces, des angles, des cadrages très construits, la rigueur formelle de ses compositions. Ce rapprochement est effectué dès 1933, à l’occasion de sa première rétrospective au MoMA. Quelques années plus tard, on ira jusqu’à rapprocher Hopper de Mondrian.

Respecté par les tenants de l’art figuratif autant que les thuriféraires de l’art abstrait, Hopper illustre le compromis parfait entre tradition et avant-garde, quand bien même il s’en défendait, revendiquant volontiers une approche classique de la peinture. A 80 ans, l’artiste, fidèle à sa ligne, ascète en retrait – réactionnaire pour certains – se réclame de l’impressionnisme, en souvenir de ses débuts à Paris. A ses yeux, le peintre figuratif se sert des phénomènes naturels pour s’exprimer car c’est un vocabulaire universel. Guy Pène du Bois, son condisciple dans l’atelier de Robert Henri à New York, qui fera une carrière de peintre et de critique d’art, écrira à son sujet : « Il a transformé le puritain en lui en puriste, changé le rigorisme moral en précision stylistique. ». Si Hopper est un moderne qui s’ignore, son œuvre, universelle, lui donne raison, échappant aux mouvements.

 

Edward Hopper, Chop suey, Collection de Barney A. Ebsworth © Collection particulière

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