Le vagabondage est enfant de bohèmes

2 janvier 2013

Par Armelle Fémelat, historienne de l’art et journaliste pour Beaux Arts Magazine

Tous sur la route, des déambulations erratiques des bohémiens aux itinérances poétiques et artistiques des bohèmes

« Ce n’est pas la destination, mais la route qui compte » affirme un proverbe rom. La longue errance des Gens du voyage n’en finit pas. Avéré depuis le XVIIe siècle, leur nomadisme s’impose vite comme un trait distinctif, qui a toujours dérangé la société sédentaire au sein de laquelle ils tentent de se frayer un passage. Le vagabondage est présumé aller à l’encontre de l’ordre social et moral et les autorités officielles n’ont cessé de vouloir contrôler les mouvements des individus à coups de réglementations. Représentant à la fois un danger, un spectacle pittoresque, un fantasme de liberté et une forme de résistance, les vagabonds, qu’ils soient bohémiens, mendiants, chemineaux ou saltimbanques pâtissent d’un statut social discriminant. Leur rôle n’en est pas moins fondamental. Ils incarnent la part de chimère nécessaire à chacun et le fantasme d’une vie itinérante sans contrainte en harmonie avec la nature.

Le bohémien errant est une source d’inspiration intarissable pour les artistes. Des Gais bohémiens de Béranger « sans pays, sans prince et sans lois » pour qui la « vie errante est chose enivrante », à « la tribu prophétique aux prunelles ardentes » de Baudelaire, qui « hier s’est mise en route » - avec des hommes à pied le long des chariots dans une vision mélancolique inspirée des gravures de Jacques Callot. Dans les représentations de bohémiens, l’itinérance est omniprésente, signifiée par un cheval, un âne ou un mulet, des enfants portés sur le dos, des roulottes, un chemin, une forêt, une grotte.

Route et souliers éculés, autant de symboles de l’immémoriale errance des bohémiens et de l’itinérance revendiquée des artistes bohèmes. Ces derniers ont métaphoriquement rallié la route des Gens du voyage avec lesquels ils partagent aussi le goût de la liberté, la pratique artistique et souvent la misère et la marginalité. Les godillots misérables de Van Gogh (1886) se posent vite en symbole de l’identification de l’artiste vagabond au bohémien vagabond. Et au XIXe siècle, nombre de peintres sont portraiturés en vagabond, dans l’atelier ou au bord du chemin à l’instar de Gustave Courbet qui s’est lui-même représenté sur la route, à plusieurs reprises, clamant la mission sociale de l’artiste vagabond (Bonjour Monsieur Courbet ! 1854).

 

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Gustave Courbet, La rencontre ou "Bonjour Monsieur Courbet", 1854 © RMN-Grand Palais / Droits réservés

 

À la fin du XIXe siècle, Baudelaire et Courbet forgent le concept de bohémianisme. Le poète entend « glorifier le vagabondage et ce qu’on peut appeler le Bohémianisme, culte de la sensation multipliée » (Mon cœur mis à nu). Quant au peintre, qui a représenté tant de bohémiens, des plus réels aux allégoriques, et intitulé une série « grand’route » ou « du grand chemin », il aspire à une « vie de sauvage (…) la grande vie vagabonde et indépendante du bohémien » (lettre de 1850). Fasciné par l’équipée sur la grand’route qu’il pratique assidûment entre Ornans et Paris, Courbet est aussi un précurseur des expositions itinérantes (avec Théodore Géricault), concept qui n’est pas sans rappeler les tournées des cirques, des troupes de théâtre et des musiciens. L’assimilation de l’artiste à celle du forain et du bohémien est alors complète !

Autre figure emblématique de l’artiste vagabond, Rimbaud qui déclare prophétiquement à 15 ans : « j’irai loin, bien loin comme un bohémien » (Sensation), allant le long des routes pour rejoindre Paris. Plus tard, « l'homme aux semelles de vent » renchérit dans Ma Bohème, illustre sonnet nourri de sa propre expérience. La bohème apparaît là comme un chemin critique, une mise en danger nécessaire qui amène le poète à vivre la création comme une obligation absolue. In fine, le vagabondage devient une des composantes de la modernité artistique, l’artiste se revendiquant dégagé de toute contrainte et tributaire de sa seule inspiration.

 

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