Œuvres commentées de Fragonard : L’Enjeu perdu ou Le Baiser gagné

6 novembre 2015
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L’Enjeu perdu ou Le Baiser gagné, vers 1759-1760, New York, The Metropolitan Museum,

L’Enjeu perdu ou Le Baiser gagné



L’Enjeu perdu (le titre est moderne, il ne date pas du XVIIIe siècle) fut peint par Fragonard vers la fin de son séjour à Rome comme pensionnaire de l’Académie de France. Il s’agit peut-être de la peinture la plus sophistiquée qu’il réalisa alors, probable commande exécutée à la demande d’un collectionneur exigeant, Jacques-Laure Le Tonnelier, bailli de Breteuil. Ambassadeur de l’ordre de Malte à Rome, établi depuis peu dans la cité pontificale, il développa une intense activité de mécène qui profita notamment au peintre Hubert Robert, dont Fragonard était alors proche. On connaît une autre version de la même composition (Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage), exécutée d’une touche plus fougueuse et synthétique, d’un chromatisme assourdi, qui, peut-être légèrement antérieure, suscita la commande du bailli.



À l’orée, bientôt, de sa carrière publique (comme pensionnaire du roi, Fragonard n’est alors en théorie nullement autorisé à répondre à des commandes privées, celles-ci se doivent donc d’être discrètes), le peintre se fait déjà distinguer des amateurs par sa production assez clairement érotisée. Pierre Rosenberg puis Jennifer Milam ont relevé la stratégie érotique assez sophistiquée qui est mise en exergue sur la toile. De jeunes bergers, qui fleurent encore un parfum de galanterie utopique (Fragonard a remisé sur la droite leurs trois houlettes enrubannées), se sont attablés dans une sorte de cabane de planches à la rusticité pittoresque. Ils ont entrepris une partie de cartes dont l’enjeu est un baiser. La joueuse de gauche a perdu la partie, elle est fermement retenue par les poignets par sa compagne, tandis que le jeune homme l’empoigne avec vigueur pour l’embrasser. Milam a rappelé que ce type de gages était alors très répandu, suscitant parfois la réprobation des moralistes austères, tel Rousseau qui, dans la Nouvelle Héloïse, critique l’indigne facilité du baiser dans ces jeux de société (Milam, 2006, p. 113).



Les jeunes bergers sophistiqués et enrubannés (« bergers roués » selon la suggestive désignation de Rosenberg), qui jouent sur un « tapis de mousseline » (d’après le catalogue de la vente de 1787), semblent en effet pratiquer des moeurs moins sévères et innocentes que celles prônées par Rousseau. Rosenberg a relevé l’attitude « effrontée et perverse » de la jeune joueuse qui contraint sa compagne au baiser. Milam, anachronique, parle d’un jeu « légèrement sadique » (p. 110). Il est indéniable que la peinture représente une utopie pastorale qui tombe le masque. Ignorée, une sorte de couronne de fleurs (présent traditionnel de l’Arcadie pastorale) repose sans soin sur le dossier de la chaise rustique à gauche. Trophée dérisoire et dédaigné. Sous les atours soyeux, les gestes se crispent, leur brusquerie est contraire à la souplesse respectueuse des codes comportementaux de la sociabilité galante. Fragonard adopte des codes stylistiques qui font craquer le vernis pastoral.


Le Baiser, Lavis de bistre sur préparation de pierre noire, vers 1770, Los Angeles, collection privée

Le format râblé de la toile, la disposition à ras de plancher, autour de la table modeste noyée dans la pénombre, relèvent des scènes de tavernes formatées par les bambochades du XVIIe siècle (Pieter Van Laer, Adriaen Brouwer, David Teniers). Le geste brusque du berger qui agrippe celle qu’il convoite est issu des beuveries rustiques de Brouwer ou de La Kermesse paysanne de Rubens (vers 1635, musée du Louvre) où les rustres empoignent les femmes sans ménagement. La fascination acidulée de la toile provient sans doute de cette hybridité entre séduction soyeuse et brutalité râpeuse. La première chez Fragonard, la belle embrassée, pose l’irritante question de son consentement, apparemment gagné. Apparemment. Au xviiie siècle la grande majorité des moralistes, médecins et romanciers s’accordent à reconnaître cette question comme secondaire (Milam, 2006, p. 121 et Corbin, 2008, p. 12)…

La brutalité de l’assaut amoureux sera reprise plus tard, amplifiée, sur le dessin Le Baiser.



Guillaume Faroult




 

 

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