Révolution cinétique : moteur, ça tourne !

22 avril 2013

En posant les fondements de l’avant-garde cinétique (couleur, lumière, mouvement et temps), la légendaire exposition « Le Mouvement » à la galerie Denise René, en 1955, lance sur le devant de la scène ces artistes qui connurent par la suite une carrière internationale. A cette occasion, Vasarely publie « Notes pour un manifeste », texte fondateur, entré dans l’histoire de l’art sous le nom de « Manifeste jaune ». Pontus Hulten rédige un mémento des arts cinétiques, dans lequel il trace une filiation entre les artistes présentés et les pionniers du mouvement. « Quel visage nouveau prendrait l’art dans cette seconde moitié du XXe siècle ? » s’interroge quant à lui Roger Bordier dans le dépliant distribué aux visiteurs de la galerie.



Ce manifeste sur le mouvement porte aussi sur le cinéma. Parallèlement à l’exposition, un programme de projections à la Cinémathèque française montre un choix de films abstraits expérimentaux des années 1920, complété par des productions plus contemporaines de Robert Breer, Richard Mortensen et Robert Jacobsen. Pour Pontus Hulten : « Le Mouvement est une étincelle de vie qui rend l’art humain véritablement réaliste. Une œuvre d’art douée d’un rythme cinétique qui ne se répète jamais est un des êtres les plus libres que l’on puisse imaginer, une création qui, échappant à tous les systèmes, vit de beauté… ». Une étincelle de vie, visible dans son court film « Le mouvement », qui le montre en train de danser une ronde joyeuse, en compagnie de Denise René, au beau milieu de l’exposition.

 

Novatrice et accessible, l’esthétique cinétique ne tarde pas à imprégner l’époque en profondeur. Très « In », l’Op art imprime de sa marque l’environnement des années 1960. Ses principes inspirent la mode (dont Courrèges), le design des Trente Glorieuses. Mais c’est dans le cinéma que ces recherches sur la lumière et le mouvement, « l’image mouvementée », trouvent leur expression la plus évidente. A la suite des précurseurs du début du XXe siècle, qui pour certains en avaient déjà exploré les possibilités – limités toutefois par les moyens techniques à leur disposition.



 

En 1964, « L’Enfer », film mythique, resté inachevé, de Henri-Georges Clouzot, est totalement en phase avec la création la plus contemporaine. En quête d’un nouvel univers plastique, usant d’effets stroboscopiques, de distorsions optiques, le cinéaste y donne à voir une traduction visuelle de la jalousie, élevée au rang de névrose obsessionnelle. Transposées à l’écran, les crises s’incarnent dans l’instabilité, provoquée par la « non sécurité visuelle », selon l’expression de Joël Stein, sollicité, avec Yvaral, pour créer des effets spécifiques pour le film. L’histoire est filmée en noir & blanc, les crises en couleur. Des « images chocs », des visions. Autant d’obsessions énigmatiques, tournées dans la chaleur des studios de Boulogne. Formes géométriques, tonalités chromatiques inspirées des créations de la génération optico-cinétique sont projetées sur les corps, les visages. Sublimant Romy Schneider, sa sensualité hypnotique, Clouzot puise son inspiration à la source des œuvres de la nouvelle tendance. Avec son équipe, il enregistre sur la pellicule les propositions visuelles présentées à l’exposition « Formes nouvelles » aux Arts décoratifs, au début de la même année. Le film devient une accumulation de recherches tous azimuts, un terrain d’expérimentation de voies inédites, intégrant les acteurs à un univers d’effets sonores, visuels, jouant sur la vibration rétinienne du spectateur. Une véritable exploration des modifications de la perception, proche de l’expérience des drogues hallucinogènes, de la contre-culture psychédélique.





 

Dans son dernier film, « La Prisonnière » (1968), Clouzot revisite le trio classique du couple et de l’amant. La compagne d’un artiste cinétique (dans lequel il n’est pas interdit de voir l’incarnation de l’une des grandes figures de l’Op art) est fascinée par son galeriste, magnifiquement interprété par Laurent Terzieff. Ce riche collectionneur dont les fantasmes de domination contribueront au parfum de scandale du film, tient une galerie… très semblable à celle de Denise René. La scène du vernissage se déroule ainsi au milieu d’œuvres originales, prêtées par la galerie. Le film aborde des problématiques d’actualité : l’expérimentation de la perception, de la vibration, du mouvement, le chromatisme, le labyrinthe, les multiples… Au quotidien, Gilbert, l’artiste,  estime que la couleur d’une robe « ne claque pas assez », cligne des yeux pour créer un mouvement, fait osciller sa main ouverte devant un corsage rayé, entreprend un croquis à partir de l’observation d’une grille de mots croisés soumise aux vibrations d’un train en marche… Occupé à l’accrochage, le galeriste parle d’interaction, plaide pour que les œuvres « sautent aux yeux, au sens propre ». Interviewé au cours du vernissage, il déclare : « Il faut démocratiser le produit artistique par l’idée des multiples… Je lance le supermarché artistique… Je ne pense pas que cette forme d’art surprenne les jeunes générations… Evidemment, l’art cinétique détonne un peu dans nos vieilles villes mais il correspond au monde contemporain, qu’il nous aide à comprendre en même temps qu’il en est le reflet. »



 

La liste est longue des fictions à l’ambiance et au générique inspirés par l’esthétique de l’Op art, dont le changement radical de focale a influencé le cinéma. Le chef-d’œuvre de Hitchcock, « Vertigo » (« Sueurs froides », 1958), déroule sa spirale étourdissante du vertige, use de lignes de fuite et d’effets de couleurs clignotantes pour symboliser les cauchemars du protagoniste, James Stewart. Dans un Scopitone de 1967, BB, hiératique déesse extraterrestre en robe Paco Rabanne, interprète « Contact » de Serge Gainsbourg entourée, entre autres, des dispositifs de Nicolas Schöffer dans l’exposition « Lumière et mouvement », au Musée d'Art moderne de la Ville de Paris. Bien au-delà de la sphère des seuls amateurs d’arts plastiques, au cinéma comme dans toute la société, l’époque est au cinétisme. Sous les projecteurs.



(Re)découvrez quelques images du film l'Enfer d'Henri-Georges Clouzot dans l'extrait DVD de l'Image mouvementée - coproduit et coédité par la Rmn-Grand Palais avec France Télévisions, pour l’exposition DYNAMO.



Retrouvez la programmation de nos Soirées cinéma et des films du vendredi midi ici : Les séances du Grand Palais





 

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