Il est impossible de ne pas écrire sur Napoléon

3 décembre 2021
Écrivain, Philippe Forest vient de publier Napoléon – La fin et le commencement (Gallimard), dans la collection « L’Esprit de la cité ». Déconstruction de la mythologie du « grand homme », un portrait littéraire qui prend la forme d’un essai en liberté, entre fiction et vérité.

- Manifesto, une carte blanche au journal AOC - 

Propos recueillis par Rose Vidal, critique

 

Votre livre Napoléon – La fin et le commencement paraît dans la série « Des hommes qui ont fait la France », au sein de la collection « L’Esprit de la cité » aux éditions Gallimard. Pourriez-vous en dire un peu plus sur la genèse de cet ouvrage et la série dans laquelle il s’inscrit ?

La collection en question est dirigée chez Gallimard par Ran Halevi. Il est prévu, je crois, qu’elle compte une douzaine de titres. Ont déjà paru un Jules Ferry par Mona Ozouf, un Robespierre par Marcel Gauchet et un Charles de Gaulle par Michel Winock. Le prochain volume, d’après ce que je sais, concernera Clemenceau. Il y aura, j’imagine, un Louis XIV, un Victor Hugo. Peut-être un Rousseau et un Voltaire, un Montaigne ou un Descartes, un Henri IV, un Jeanne d’Arc… On verra bien… Chacun a sa liste en tête. Etablir la sienne et la comparer avec celle que d’autres pourraient pareillement proposer constitue un très bon sujet de conversation pour une soirée entre amis, un excellent jeu en société. On est loin sans doute de la Nouvelle Histoire1. Mais on n’est pas pour autant obligé de souscrire à la douteuse mythologie du « grand homme ». Rien n’interdit de traiter la question d’une manière moins conventionnelle. De moi-même, je n’aurais jamais songé à un livre sur Napoléon. Il s’agit d’un ouvrage de commande. Lorsqu’il me l’a présentée, Ran Halevi m’a annoncé que son idée risquait de me faire tomber de ma chaise. De fait, cela est presque arrivé. J’ai d’abord refusé. Mais je me suis aussitôt ravisé. J’avais consacré déjà plusieurs livres à des écrivains (Aragon, Joyce, Rimbaud) ou à des artistes (Araki ou Rubens par exemple). Mais me demander un Napoléon était si inattendu… La tentation était trop forte et je n’ai pas pu résister.

Votre ouvrage évoque une série de textes autour de Napoléon, fictions ou récits historiques, où il apparait plus ou moins directement : les premiers récits romantiques lui sont contemporains, mais il n’a jamais cessé de s’écrire de nouveaux textes, alors que nous nous apprêtons à fêter le bicentenaire de sa mort. Qu’en est-il de Napoléon aujourd’hui ?

Il en va ainsi pour tous les personnages qui, d’une manière ou d’une autre, ont laissé une marque dans la mémoire des hommes : chaque époque les réinvente à sa guise et selon ses propres préoccupations. Mais le cas de Napoléon, à cet égard, est particulièrement spectaculaire. Je cite le mot de Stendhal affirmant qu’il conviendrait de réécrire tous les ans la vie de Napoléon. Il était encore très loin du compte puisque, à en croire le calcul de Jean Tulard2, il aurait paru plus de livres sur Napoléon que ne se sont écoulés de jours depuis sa mort. On mesure la difficulté de l’exercice. D’un côté, il est impossible d’écrire encore sur Napoléon – en tout cas : impossible d’écrire quoi que ce soit de nouveau et, naturellement, je ne prétends aucunement y être parvenu moi-même. Mais de l’autre, il est impossible de ne pas écrire encore et toujours sur Napoléon : puisque son histoire exige sans cesse d’être revisitée, réinterprétée par les hommes d’aujourd’hui pour qui elle n’a nullement perdu la force de fascination qui autrefois fut la sienne. Les polémiques qui ont d’ores et déjà éclaté à l’approche de la commémoration en apportent amplement la preuve. Napoléon n’appartient pas encore au passé. Visiblement, il a quelque chose à dire à notre présent.

Mais quoi ? Je me garderai bien de le dire. Parce que je l’ignore. Même si j’avance des éléments de réponse dans mon essai. Il importe surtout, je crois, de ne souscrire entièrement à aucune des deux légendes qui, de son vivant, se sont développées et qui le présentent tantôt comme le glorieux champion de la Révolution française et tantôt comme son sinistre fossoyeur. Je l’avoue : j’ai plutôt de la sympathie pour Napoléon et je me range volontiers aux arguments d’un Thierry Lentz3.

Mais je suis surtout convaincu qu’il convient de ne pas juger les hommes d’hier au nom des valeurs d’aujourd’hui.

Dans cette collection, vous êtes par ailleurs le seul auteur à être également romancier. Fallait-il en être un pour écrire sur un tel personnage ?

Le principe de la collection, tel que je l’ai compris, consiste à s’adresser à des auteurs qui ne sont pas forcément des historiens de profession ni des spécialistes du personnage sur lequel on leur demande de réfléchir. J’espère que d’autres romanciers seront tentés par l’expérience comme je l’ai moi-même été. Je souscris cependant – aussi scrupuleusement, aussi sérieusement que possible – au cahier des charges de la collection. Je réponds à la question posée : Napoléon a-t-il fait ou non la France ? Toute la démonstration que je propose se déduit du jugement posé par Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe : Napoléon n’a pas fait la France, c’est la France qui l’a fait. Même si, au bout du compte, je suggère plutôt le contraire. En même temps, il était entendu que ma proposition serait une sorte de portrait littéraire pour lequel je jouirais d’une sorte de carte blanche. C’est pourquoi je compose mon propos à la façon d’un essai, d’un récit. Napoléon lui-même comparait son existence à un roman. Il est donc normal de la raconter ainsi afin d’en faire apparaître l’hypothétique vérité. Je traite moins de Napoléon – au sens de l’histoire savante et prétendument objective – que de l’image de lui-même qu’en propose le miroir de la littérature – avec Chateaubriand, Stendhal, Balzac, Hugo jusqu’à Léon Bloy, Élie Faure, et en allant voir aussi du côté des auteurs les plus contemporains. La réalité historique, bien entendu, existe mais elle ne vient jamais à nous autrement que sous la forme que les fictions lui donnent. Qu’est-ce qu’une vie ? Que peut-on en dire ? Quel sens convient-il de lui donner ? Quelle énigme définitive nous oppose-t-elle ? Ce sont des questions que j’ai déjà abordées dans mes romans qui, de l’avis général, depuis vingt-cinq ans, relèvent de l’autofiction et de l’exofiction, et tout particulièrement dans ceux qui traitent de l’Histoire – de Sarinagara à Je reste roi de mes chagrins, en passant par Le Siècle des nuages. Les lecteurs de ces livres verront le lien qui les unit à celui que je signe aujourd’hui. Les autres trouveront dans mon Napoléon une réflexion qui, au plus près des enjeux les plus actuels pour le roman d’aujourd’hui, porte sur le rapport paradoxal et cependant indispensable qui s’établit entre fiction et vérité.

Pourquoi avoir privilégié une approche de Napoléon par la défaite, par la ou les fins avant le commencement, au risque de défaire le personnage au lieu de le reconstruire aux yeux du lecteur ?

Je commence par Waterloo – avec le Victor Hugo des Misérables – et je termine par Waterloo – en évoquant Cambronne et Ney tels qu’en parle Hemingway dans Paris est une fête. Je souscris ainsi, j’en ai bien conscience, à une vision très romantique du personnage. Sa dernière défaite constitue sa plus grande victoire. Une sorte de « défaite à la Pyrrhus », comme je le suggère. Lui-même, à en croire Las Cases4, en convenait à Sainte-Hélène. Son échec fut la condition de son succès. Il compte au nombre des beautiful losers – pour reprendre le titre d’un roman de Leonard Cohen. La culture française, je crois, a plus de goût pour les perdants que pour les gagnants. Pensez au Cyrano de Rostand – qui fut, par ailleurs, l’auteur de L’Aiglon. Où l’histoire de Napoléon commence-t-elle ? À Ajaccio, en Italie ou en Egypte, au moment du coup d’État du 18 Brumaire ? Quand se termine-t-elle ? Avec le Consulat ou avec l’Empire, quand Bonaparte fait exécuter le duc d’Enghien dans les fossés du château de Vincennes ou quand il ceint à Notre-Dame la couronne impériale ; sur les champs de bataille d’Espagne, d’Eylau ou de Russie ? Cette interrogation sur les fins et les commencements constitue le fil directeur de mon essai. C’est vrai, vous avez raison. Je cherche moins à reconstruire qu’à déconstruire le destin de Napoléon. De manière à soustraire un peu la légende de sa vie aux récits édifiants – à charge ou à décharge – qu’on en propose partout et en vue de nous conduire à ouvrir de nouveau les yeux sur l’irrémédiable énigme à laquelle nous confrontent tous les destins et chacune de nos vies.

 


1. La Nouvelle Histoire est un courant historiographique (avec Jacques Le Goff, Pierre Nora…) qui, dans les années 1970, a contribué à ouvrir le champ historique vers d'autres disciplines (sociologie, anthropologie) et à prendre en compte les évolutions culturelles des sociétés à travers l’histoire des mentalités.

2. Jean Tulard, universitaire et historien français, est l’un des spécialistes français de Napoléon Iᵉʳ et de l'époque napoléonienne.

3. Thierry Lentz est un historien français, spécialiste de l’histoire du Consulat et du premier Empire. Il est directeur de la Fondation Napoléon depuis 2000.

4. Emmanuel de Las Cases fut l’un des compagnons d’exil de Napoléon à Sainte-Hélène, où il recueilli les confidences de l’Empereur. Il en tirera en 1823 son Mémorial de Sainte-Hélène.

 



Rose Vidal

Rose Vidal est étudiante en lettres et arts à l’université de Paris-Diderot, et élève de l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris. Ses recherches portent sur la contemporanéité des formes d’art depuis la Renaissance.

Philippe Forest

Romancier et essayiste, Philippe Forest enseigne la littérature à l’université de Nantes. Né en 1962, son œuvre littéraire est marquée par l’expérience personnelle du deuil, depuis son premier roman L’Enfant éternel (Gallimard, 1997) jusqu’à Je reste roi de mes chagrins (Gallimard, 2019). Il est aussi l’auteur de nombreux essais, notamment en littérature comparée.

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