Le Napoléon de Kubrick : un biopic corsé

3 décembre 2021
En 1968, Stanley Kubrick veut consacrer à Napoléon Ier le film biographique définitif. En 1971, il renonce à son projet pharaonique, qui devient l’un des plus grands fantasmes cinéphiles.

- Manifesto, une carte blanche au journal AOC - 

Par Serge Kaganski, journaliste

Tout au long de sa vie de cinéaste, Stanley Kubrick a toujours ambitionné de réaliser dans chaque genre du cinéma le film le plus novateur, le plus original, le meilleur. Ainsi de Docteur Folamour pour le film de guerre, de 2001 : l’odyssée de l’espace pour la science-fiction, d’Orange mécanique pour le cinéma politique et social, de Barry Lyndon pour le film historique en costumes, de Shining pour le thriller… En 1968, après la réussite de 2001…, il souhaite signer le biopic définitif de Napoléon Bonaparte. On comprend aisément que Kubrick, esprit cartésien, fan du jeu d’échecs, ait été fasciné par la figure de l’Empereur, génie de la tactique militaire. Peut-être s’identifiait-il un peu à lui et concevait-il ses films comme Napoléon élaborait ses batailles, dans un mélange de solitude prométhéenne, de génie stratégique et de puissance de travail. Pourtant, il ne l’admirait pas non plus totalement, persuadé que l’homme avait couru à sa perte par excès de vanité, d’hubris. Nullement thuriféraire béat, Kubrick était néanmoins fasciné par le personnage Napoléon dans toutes ses dimensions : historique, politique, militaire, intime. Il avait lu des centaines d’ouvrages sur le sujet, vu des films (le Napoléon d’Abel Gance notamment…) qui ne l’avaient pas convaincu. Il était persuadé de pouvoir faire mieux, d’être tout simplement en capacité de signer le meilleur film de tous les temps sur l’Empereur.

Perfectionnisme maniaque

Stanley Kubrick s’est donc mis au travail, et pas qu’un peu. Un scénario de 180 pages, qui couvre toute l’existence de Napoléon Bonaparte, d’Ajaccio à Sainte-Hélène, et tous les aspects de sa personnalité : le sympathisant révolutionnaire, la bête de pouvoir, le génie des batailles, l’homme à femmes… Le réalisateur prévoit de commencer par Bonaparte enfant tenant son nounours et de terminer sur une image de ce même doudou, comme avec le rosebud de Citizen Kane ou la balalaïka du docteur Jivago. Dans son dossier de préparation, Kubrick réunit 17.000 photos (on répète, 17.000 photos !) de repérages de lieux, de costumes, de mobilier, de documents. Il pense tourner en studio à Londres, mais aussi en extérieur en France et en Roumanie. Il passe un accord avec le gouvernement roumain qui est prêt à lui accorder 40.000 soldats et 10.000 chevaux pour les séquences de batailles (on répète : 40.000 soldats et 10.000 chevaux !). Perfectionniste maniaque, Kubrick étudie tout, vérifie tout : la possibilité de fêter le nouvel an en 1799, les fers à cheval d’été et d’hiver, la biographie de chacun des personnages importants du film… Il fait construire une commode en bois avec différents compartiments et tiroirs où il classe toutes ses fiches, qu’elles soient sur les maréchaux de l’Empire, sur les uniformes de tel ou tel régiment, sur le maniement des armes, la stratégie et les mouvements de tel ou tel corps d’armée…

Mousseline transparente et orgies

Ce désir de perfection, de méticulosité, cette mégalomanie, ce rejet de toute marge d’erreur ou d’approximation flirtent avec la folie pure. Kubrick s’intéresse aussi beaucoup à la vie sexuelle de l’Empereur et aux mœurs libertines au sein des cercles de pouvoir sous le Directoire, le Consulat puis l’Empire. Il s’attache les services de Felix Markham, professeur à Oxford, spécialiste de Napoléon, et le bombarde de questions peu fréquentes en matière de recherche historique : Joséphine couchait-elle encore avec Barras quand elle fit la connaissance du Corse ? Les fêtes de l’époque se terminaient-elles en orgies ? Les femmes y portaient-elles des robes de mousseline transparentes ? N’étant ni Jean-Jacques Pauvert ni Ovidie, l’honorable professeur Markham répond prudemment et recommande de se fier aux sources. Plusieurs acteurs furent pressentis pour incarner l’Empereur (Jack Nicholson, Oskar Werner…) avant que Kubrick n’arrête son choix sur David Hemmings. Pour Joséphine, ce serait Audrey Hepburn. Une immense machine de création et de production s’est mise en branle pour accoucher d’un film faramineux.

Un projet maudit irradiant toute une œuvre

Inutile de prolonger un suspens qui n’en est pas un : le rêve napoléonien de Kubrick s’est finalement effondré, tel la Grande Armée au retour de Moscou. La MGM renâcle face aux perspectives de coûts pharaoniques. Surtout, Sergueï Bondartchouk réalise entretemps Waterloo, le bien nommé : non seulement le projet de Kubrick risque de passer pour un doublon tardif, mais le film de Bondartchouk s’avère être un bide, ce qui achève de convaincre la MGM d’actionner le bouton stop. Le Napoléon de Kubrick rejoint la longue liste de projets cinématographiques maudits qui n’auront jamais vu le jour, ni l’obscurité des salles. Et pourtant, si on y prête un œil attentif, ce Napoléon est présent dans tout le corpus kubrickien sous forme disséminée, tel une bombe à fragmentation irradiant toute l’œuvre. On en décelait des signes annonciateurs dans Les Sentiers de la gloire (la vanité et l’entêtement des chefs militaires) ou dans Docteur Folamour (le pouvoir qui déraille et cause sa propre perte ainsi que celle des peuples) comme on en verra ensuite des traces dans Orange mécanique (comme Napoléon, Alex est ivre de lui-même et assez peu humaniste), dans Barry Lyndon (où le cinéaste satisfait son envie de filmer des batailles en costumes XVIIIe ainsi que les palais et aristocrates de l’époque), dans Full Metal Jacket (quand la rationalité apparente de l’ordre militaire et de la guerre glisse vers la folie et le chaos), et même dans Eyes Wide Shut (la fascination pour les orgies organisées par les puissants). On le sait, Napoléon a perdu Waterloo mais gagné moult autres batailles. À l’image de son sujet d’étude et objet de fascination, Kubrick a perdu Napoléon mais gagné treize autres batailles, treize films. Au final, il a d’une certaine façon largement dépassé son modèle : de Napoléon Ier, plus qu’Austerlitz ou le Code civil, on retient surtout le retour de l’esclavage, la retraite de Russie, Waterloo, les millions de morts, avec pour note finale une France exsangue et le retour de la monarchie. De Stanley Kubrick, on a hérité une filmographie magistrale, l’une des plus grandes de l’histoire du cinéma, une succession d’Austerlitz filmiques qui rayonne puissamment même en l’absence du Napoléon avorté.

Serge Kaganski

Cofondateur des Inrockuptibles en 1986, Serge Kaganski y sera critique rock et de cinéma jusqu’à son départ du magazine en 2018. Il est aujourd’hui journaliste indépendant, et collaborateur régulier d’AOC.

 

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