Le retour des cendres

3 décembre 2021
Extrait d’un roman sur Napoléon, à paraître à l’automne, dans lequel l’écrivain Bernard Chambaz fait le récit du transfert jusqu’à Paris, en 1840, de la dépouille de l’Empereur. Un grand moment de faste, de dévotion et de liesse populaire, épisode clé dans l’édification de la légende napoléonienne.

- Manifesto, une carte blanche au journal AOC - 

Par Bernard Chambaz, écrivain

Aussitôt, le ton est donné par l’offrande d’une couronne en or que la ville de Cherbourg décide de déposer sur le cercueil. Mais elle y met tant de cœur et de vertu qu’elle n’est pas tout à fait achevée, que les ouvriers redoublent d’efforts, et que décidément Napoléon va plus vite que la musique. Les rues de la ville sont pavoisées de petits drapeaux qui préfigurent le décorum d’un jour de fête estival, la foule sur les quais pour admirer la Belle Poule et la Favorite, la foule dans les cafés pour se réchauffer et pour porter à l’occasion un toast à l’imprévisible et l’inespéré, la foule dans les centres de distribution de pain et de secours aux indigents, les mots qui résument les idées à l’essentiel, le préfet ennuyé qu’un épais brouillard empêche le télégraphe de fonctionner. Pendant une semaine, la foule ne cesse d’affluer. Une centaine de milliers de personnes selon l’abbé, qui est pourtant le favori de la reine, et qui perçoit un désaveu du régime dans cette ferveur des hommes et des femmes n’hésitant pas à faire la queue plusieurs heures dans le froid, un petit bouquet d’immortelles entre les mains, les pieds gelés, les vieux expliquant aux jeunes que ce n’était quand même pas la retraite de Russie, et qu’ils se rappelleraient ce jour toute leur vie. Parmi eux, Eugène Isabey, le peintre, le jeune Isabey, spécialisé dans les marines pour se distinguer de son père si réputé pour ses miniatures et ses ivoires que Neipperg l’avait payé rubis sur l’ongle pour venir peindre un portrait de Marie-Louise à Aix-les-Bains. Le fils, lui, est lauréat d’une médaille de première classe qui lui a valu le rang de Peintre officiel de la Marine et cette commande du gouvernement pour commémorer l’événement. En repérages, il est d’abord frappé par les petits drapeaux qui flottent dans l’air glacé, mais on attend de lui une grande peinture dans le genre noble, pas une vignette.

Au milieu de la multitude stoïque, il assiste à un transbordement des cendres qui ne ressemble pas à celui qu’il doit peindre. Après la messe solennelle devant la chapelle ardente installée sur le pont, réduite à une simple absoute à cause de la pluie battante, ponctuée par les coups de canon tirés toutes les minutes et des discours d’une rhétorique impeccable abrégés par la nécessité, c’est enfin l’heure de descendre le sarcophage sur un plan incliné depuis la frégate jusqu’au vapeur Normandie. Ensuite, le vapeur file vers Le Havre, l’embouchure de la Seine, escorté par une flottille d’embarcations où prennent place tous les acteurs du voyage. Et, comme à Sainte-Hélène, la pluie cesse soudain, et le soleil revient comme un gros citron givré au-dessus des trois-mâts. Les plus exaltés y voient une auréole et davantage qu’une coïncidence.

La remontée du fleuve confirme le sentiment général. La foule se masse sur les berges ou sur le bord des falaises, en habit du dimanche, agitant des mouchoirs ou des fanions. Un peu avant Rouen, le tirant d’eau de la Normandie nécessite un nouveau transbordement. Le cénotaphe est transféré sur la Dorade, après quelques travaux car le patron l’avait transformée en bateau d’opérette. Sans considération pour un mois de travail, Joinville demande qu’on le repeigne tout en noir avant qu’il ne reparte, escorté par six autres bateaux, dont le Zampa où se tient la fanfare et le Montereau qui avait donc fumé à gros tourbillons trois mois plus tôt devant le quai Saint-Bernard. L’accueil qui lui est réservé à Rouen oblige le préfet de la Seine-Inférieure à signaler à son ministre le vœu de la municipalité que cette journée « sera conservée avec orgueil dans ses fastes », à lui rapporter les temps forts de son passage, l’arche d’un pont transformé en arc de triomphe avec une immense étoffe violette constellée d’abeilles d’or, dix statues colossales, des tribunes officielles noires de monde, les maîtrises de la ville réunies pour chanter le De profundis, les escadrons de cavalerie étincelants au garde-à-vous, la pluie d’immortelles et de lauriers qui vient recouvrir le catafalque au passage du dernier pont. Sans que la foule se démente, le bateau glisse sans plus d’arrêt jusqu’à Poissy. Aussitôt, les anciens convergent en boitillant au bord de l’eau, improvisent des bivouacs, des feux, pareils à une veillée d’armes, prêts à dormir à côté de l’Empereur dans leur capote militaire élimée, de plus en plus de monde à mesure qu’on approche du terme. Le 14 décembre, comme prévu, en milieu d’après-midi, après que l’abbé a reconnu la famille royale sur la rive dans un attelage discret, la Dorade accoste à Courbevoie. Le débarcadère est aménagé en temple grec, les marbres sont en carton-pâte, les officiels guindés.

« Il gelait à glace ». Douze voire quatorze degrés en dessous de zéro, heureusement pas de bise, le soleil derrière quelques tourbillons de neige. En tête du cortège, les trompettes et les grenadiers à buffleterie jaune sous leur bonnet à poil qui, au moins, leur tient chaud ; plus loin, les marins de la Belle Poule, barbus en signe de deuil, pistolets à la ceinture et hache d’abordage à la main ; le char monumental, du jamais vu, avec ses cariatides dorées et ses seize chevaux disposés en quadrille, panache blanc et housse de drap d’or brodée en pierreries. Le char est précédé d’un petit cheval de parade blanc dont les naïfs croient que c’est le cheval de Napoléon, mais c’est bien la vraie selle de velours cramoisi usagé à double galon d’or sur laquelle il aimait chevaucher depuis la bataille de Marengo. Le char est suivi par les survivants de l’état-major et de la maison civile, puis par une armée de revenants, la Vieille Garde ressuscitée spontanément, bataillon « minable et triomphant » de pensionnés, demi-solde et gagne-misère de la banlieue et de la campagne, qui n’en reviennent pas d’avoir assisté à ce défilé et revécu ce moment de gloire avant de disparaître pour de bon et qui, pour un peu, redeviendraient optimistes si l’expérience ne les en dissuadait. Le roi – paraît-il – a bien confié que « les ouvriers veulent monter au premier étage » et on comprend qu’il faut tout faire pour les en empêcher.

Le cortège emprunte le même itinéraire que pour le mariage le 2 avril 1810. Napoléon remonte l’avenue depuis le pont de Neuilly tout droit jusqu’à la barrière de l’Étoile. Des échafaudages ont été dressés à la hâte, les places sont à louer chez l’apothicaire, le confiseur ou le limonadier. Les balcons sont pleins, les plus hardis ont grimpé sur des échelles, les précautionneux sur des bancs voire des chaises, les enfants sur les épaules d’un père ou d’un frère pour qu’ils voient. Le décor de l’Arc de triomphe est tout frais, les finitions en cours, l’Empereur devant son trône, un globe terrestre et des guirlandes. Dans l’axe, les Champs-Élysées débordent et les pelotons chargés d’assurer la sûreté publique sont impuissants à endiguer les mouvements de foule, submergés par les bousculades, par les étudiants qui courent le long du cortège, les vieux qui se croient tout permis, les ambulants qui vendent à la sauvette du tabac, du réglisse, de la lavasse car le petit commerce ne perd jamais ses droits. Le contraste est criant entre cette vie trépidante et ces colonnes et ces statues raides, inexpressives, censées exalter les batailles. Toutefois, la célébration néglige ce qui fait le socle de la grandeur du pays : le code civil, le franc germinal, les chambres de commerce, les lycées et les universités, l’aménagement urbain, l’administration. Sur les estrades place de la Concorde, les tapissiers sont encore à l’œuvre, la foule de plus en plus dense, silencieuse dans l’attente puis bruissante avant que ne retentissent des acclamations, des hourras, des cris, le même scénario qui se répète tous les deux ou trois cents mètres. Au moment de traverser la Seine, face à la Chambre des députés, Napoléon passe devant une statue immense qui symbolise l’Immortalité. Sur le gazon de l’esplanade des Invalides, les tribunes sont encore plus vastes que les estrades de la Concorde. Enveloppés comme ils peuvent dans des écharpes, châles, cache-nez, passe-montagne, plaids, couvertures en fourrure ou en laine, les spectateurs battent la semelle sur les planches des échafaudages et s’amusent plus qu’ils ne se réchauffent en attendant, lassés de contempler la vingtaine de statues de sept mètres de haut où ils ont pu reconnaître les rois et les grands capitaines en plâtre sinon en toile peinte pour donner l’illusion. Le char et le peuple s’arrêtent aux grilles des Invalides où les ministres et la famille royale – qui n’ont pas daigné suivre le cortège – apparaissent. Derrière Joinville dans son bel uniforme de capitaine de vaisseau, les marins de la Belle Poule portent le cercueil une dernière fois.

Sur le cercueil de l’Empereur, on pose l’épée d’Austerlitz et le chapeau d’Eylau. Puis la messe est accompagnée par cent-cinquante instrumentistes et cent-cinquante chanteurs, la crème du théâtre lyrique, et même la soprano que les missionnaires avaient entendue dans Le Domino noir à Ténériffe, entassés dans une loge tendue de noir, vis-à-vis de l’orgue. La nef est remplie de personnalités bavardes et le

maréchal Soult s’isole en conciliabules avec ses ministres et les estafettes qui l’avertissent de la situation au dehors, de l’émotion, de la possibilité d’une émeute, voire d’une de ces journées tellement improbables qui peuvent pourtant entraîner la chute d’une monarchie comme en juillet dix ans auparavant. Les seuls qui paraissent affectés par ce qui se passe dans l’église sont la poignée de pensionnaires de l’hôtel des Invalides, tout cassés, à l’écart, plongés dans leurs souvenirs, et, bien sûr, leur gouverneur, le maréchal Moncey – né dans la même année que Berthier – qui dit, assez fort pour qu’on l’entende, à la fin du Requiem : « À présent, rentrons mourir. »

Dehors, la fête dure une partie de la nuit de mardi à mercredi. La journée ne laissera pas de trace profonde dans les livres d’école mais c’est une journée comme les participants n’en reverront pas. Pendant huit jours, jusqu’à la nuit de Noël, malgré le froid persistant, la neige, la bise qui se lève, les sentimentaux, les nostalgiques, les utopistes se pressent à l’église pour voir le tombeau. Cependant, il faudra encore attendre pour que le cercueil reçoive son sarcophage de quartzite parsemé de paillettes de mica rougeâtre venu du fin fond de la Finlande et qu’il soit posé sur son socle de granit vert des Vosges. Pour compléter la visite et le souvenir, il y a aussi le diorama de Daguerre qui présente le tombeau de l’Empereur à Sainte-Hélène sous la forme si moderne d’un spectacle d’illusion. Et, pour varier les plaisirs, le Cirque olympique donne à ceux qui ont payé leur billet la joie simple d’admirer comme si on y était les batailles glorieuses avec des chevaux et des canons, des bosquets, des redans et des fortins, les anciens soldats y revenant en uniforme, applaudissant à chaque changement du décor, montrant à leurs enfants le coin du décor où ils l’ont échappé belle.

Victor Hugo retourne sur l’esplanade des Invalides trois mois plus tard pour tenter de revivre la journée et tâter la braise sous la cendre. C’est le 11 mars ; il revoit en pensée le plus beau, les bannières des quatre-vingt-six départements portées à bout de bras, « on croirait voir marcher un champ de dahlias gigantesques », et le plus laid, ce mauvais goût qui avait présidé à la cérémonie, « le mesquin habillant le grandiose ». Ce jour-là, de 1841, deux ans avant la disparition de Léopoldine, que voit-il et que raconte-t-il dans ses Choses vues ? Un homme en blouse bleue d’ouvrier donne la main à un enfant et ils marchent derrière un autre homme en noir, le bras ceint d’un crêpe, sous l’autre bras une boîte de bois blanc où il aurait pu ranger un violon. Intrigué, mû par une intuition foudroyante, il s’approche. L’homme au crêpe est un croque-mort qui porte la bière d’un enfant.

Dès son retour de Cherbourg, Isabey se met à son tableau, Le Transfert des cendres de Napoléon à bord de la Belle Poule, le 15 octobre 1840. Là-bas, il a vu la frégate, il a conversé avec les témoins, il a posé des questions, il a pris des notes et dessiné des esquisses. Le détail qui l’a le plus intéressé, c’est l’hommage des avirons mâtés. Il a compris qu’il pourrait retrouver le rythme des lances à l’œuvre dans la grande peinture d’Histoire, que Delacroix venait de renouveler avec la Prise de Constantinople par les Croisés, car il n’y a pas que le bleu clair des myosotis et les robes violettes des sultanes dans la vie, cette place de l’Histoire dans l’art sur laquelle le malheureux Gros s’était fracassé. Dans son atelier, Isabey s’attache à la part sombre de la palette de Rubens et à résoudre une question préalable. Il a vu le transbordement à Cherbourg, il doit le peindre à Sainte-Hélène.

Le fond de la toile est très sombre, funèbre, il sait ce qu’attend le roi étrangement : qu’on institue des fêtes funèbres commémorant des défaites au lieu de célébrer des victoires militaires, ce que jadis Gros avait pressenti – peut-être – avec son Eylau. La scène a lieu à la tombée du jour, la montagne au fond à gauche, les derniers feux humides du couchant, la coque noire de la frégate qui donne le la et la splendeur du cénotaphe qui crée une sorte de nuage blanc pas tout à fait au centre de la toile, le gris de la fumée des coups de canon, les quatre chaloupes sur l’eau, les avirons dressés, parallèles à la ligne des mâts, les obliques des cordages, la cinquième chaloupe sur laquelle Joinville commande les opérations, le miroitement de l’eau. Isabey ajoute une dernière touche de noir sur le bord supérieur de la coque. Il repose son pinceau. Il est content d’avoir fini. Il ne sait pas très bien quoi en penser. La puissance d’ensemble le saisit et le miroitement de l’eau l’intrigue. Son tableau est prêt pour le Salon de 1842.



Bernard Chambaz

Bernard Chambaz est romancier, poète, historien, passionné d’Italie, de cinéma et de ballon.

Prix Goncourt du premier roman en 1993 pour L’Arbre de vies (F. Bourin), il a récemment publié Le Dernier Tableau (Le Seuil, 2017), 17 (Le Seuil, 2017), Un autre Eden (Le Seuil, 2019), Et (Poésie/Flammarion, 2020), Éphémère (« Ma nuit au musée », Stock, 2020). N’a pas oublié les poèmes d’Italiques deux (Seghers, en 1992) ni Caro carissimo Puccini (Gallimard, vingt ans après).

 

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