L’ennemi juré des Anglais

3 décembre 2021
Napoléon détestait l’Angleterre, territoire qu’il a rêvé de conquérir mais qui fut l’instrument de sa perte. Entre admiration pour le grand stratège militaire ou hostilité pour le dictateur brutal et mégalomane, il reste une personnalité historique majeure pour l’opinion publique outre-Manche et un champ de recherche très apprécié par les historiens britanniques.

- Manifesto, une carte blanche au journal AOC - 

Par Alan Forrest, historien

 

L’image de Napoléon présentée par cette exposition est celle d’un empereur puissant, viril, somptueux, qui met l’accent sur la gloire et le luxe de l’Empire. C’est une représentation, maintes fois reproduite par les grands artistes de l’époque tels que David et Ingres, celle d’un des grands hommes de l’Histoire qui offrit à la France une épopée comparable à celles des empires de l’Antiquité. Une image qui serait retenue dans les manuels scolaires et éblouirait les générations suivantes, même si aujourd’hui, au moment du bicentenaire de sa mort, la France se livre aux polémiques sur la nécessité ou non de « célébrer » ou bien de « commémorer » l’Empereur. Mais nous devrions poser la question : cette perception est-elle uniquement française ? Deux cents ans après la mort de Napoléon, comment le voit-on ailleurs, dans ces pays qui n’ont aucune raison de célébrer ses exploits militaires, ou qui, à l’image de l’Angleterre, furent victimes de ses ambitions ? Peuvent-ils aspirer à une plus grande objectivité à son égard, ou lui pardonner les dégâts qu’il leur infligea ?

L’Angleterre avait toutes les raisons de regarder Napoléon comme un ennemi personnel, déterminé qu’il était à pousser jusqu’au bout la rivalité de longue date entre deux pays voisins, qui ne se connaissaient que trop bien. D’ailleurs, il ne cachait pas son dédain pour un pays qu’il rejetait, la qualifiant de « nation de commerçants » incapable d’apprécier les idéaux les plus nobles comme la gloire et l’honneur, caractéristiques de la France selon lui. Il a longtemps rêvé de mener une invasion maritime de l’Angleterre, mission pour laquelle il prépara ses troupes au camp de Boulogne pendant la trêve des hostilités initiées à Amiens. S’il ne parvint pas à réaliser son projet, c'est parce qu’il lui manquait le port en eaux profondes d’où lancer sa flotte sur la Manche. Dans ses actions comme dans ses discours, il n’y avait aucune ambiguïté. Dès ses premiers instants en qualité de Premier consul, il se montra l’ennemi avoué de l’Angleterre.

Outre-Manche, Napoléon était capable d’inspirer au sein de la population la peur autant que l’admiration. Au XIXᵉ siècle, dit-on, pour faire obéir leurs enfants, les parents leur soufflaient que s’ils n’étaient pas sages, « Boney » viendrait les chercher. Mais Napoléon n’était pas sans admirateurs, parmi eux de grands écrivains romantiques comme Byron ou Coleridge. Même le très conservateur Walter Scott fut suffisamment fasciné par le personnage de l’Empereur pour lui consacrer une biographie. On l’admire comme un grand stratège militaire, un empereur dans la tradition héroïque de la Grèce antique ou de Rome, et il continue à fasciner, même parmi ceux pour qui il reste un usurpateur brutal et mégalomane. Après 1815, les Anglais se déplacèrent en foule à l’exposition organisée à l’Egyptian Hall de Londres pour voir la voiture dans laquelle il avait fui la bataille de Waterloo. Ils achetaient des figurines de l’Empereur fabriquées dans les manufactures de porcelaine de Stoke-on- Trent. Quelques-uns allèrent jusqu’à baptiser leurs fils Napoléon en son honneur. Il y aura toujours deux traditions parallèles en Angleterre, l’une positive et admiratrice du personnage, l’autre hostile et dénigrante. L’héritage de ces deux traditions est toujours vivace dans l’opinion britannique.

Au moment du bicentenaire de sa mort, on cherche en vain une représentation unique de Napoléon, une vision cohérente pouvant être étiquetée comme spécifiquement anglaise. Quelques-uns persistent à dénoncer son ambition démesurée et le gâchis humain de soldats, des pertes qui tant du côté des alliés que du côté des Français furent énormes, comparables à celles de la Grande Guerre. Mais économiquement et diplomatiquement, l’Angleterre n’eut pas à trop souffrir des guerres napoléoniennes, émergeant du conflit comme l’un des grands vainqueurs avec la Russie, prêt à profiter d’un siècle de domination coloniale. Les Anglais n'avaient ainsi aucune raison d’en vouloir à Napoléon pour les siècles à venir. Ni leur honneur, ni leur identité, contrairement aux Français, ne sont en jeu ; alors qu’en France Napoléon est un personnage qui divise l’opinion, entre droite et gauche, partisans de l’Empire et républicains, les Anglais, eux, peuvent le contempler de l’extérieur, sans devoir en extriquer des questions identitaires. Ils n’ont aucune raison de l’occulter de la mémoire nationale.

Pour les historiens britanniques, l’Empire reste un champ de recherche prometteur, même si, depuis quelque temps, les cours d’histoire dans les universités ont tendance à passer rapidement sur l’histoire diplomatique et surtout militaire, au profit de sujets plus populaires auprès des générations actuelles, comme la culture ou l’ethnicité, le genre ou la sexualité – sujets où l’histoire napoléonienne ne figure pas en très bonne place. Mais cela ne veut pas dire que les historiens ne s’intéressent pas à l’Empire ou qu’ils ne participent pas au renouvellement des études napoléoniennes. En effet, il est frappant de voir combien les spécialistes britanniques ont contribué ces dernières années à ce renouvellement et à intégrer la période de l’Empire dans une perspective historique plus large. On peut ainsi noter un élargissement des pistes de recherche et la mise en œuvre d’une approche plus systématique, parfois plus théorique, à l’étude de l’Empire. De la même façon, l’histoire des guerres napoléoniennes bénéficie de la méthodologie de la New Military History. Ce qui n’implique pas la disparition du format biographique, loin de là. On peut même avancer qu’une majorité de spécialistes anglo-saxons de l’Empire – comprenant des historiens formés dans les universités anglaises ou dans leurs traditions – ne peut pas résister au défi de se lancer dans une biographie de Napoléon, mais une biographie prenant en compte les nouvelles recherches sur les structures et l’administration de son Empire. Les récents ouvrages de Philip Dwyer et de Michael Broers, par exemple, offrent ainsi des analyses approfondies des idées et des structures qui fondèrent son Empire ou proposent de l’insérer dans un cadre comparatif. La biographie n’est plus – en dépit du titre « Napoléon le Grand » que choisit Andrew Roberts pour son best-seller chez Penguin – limitée à la représentation d’un des « grands hommes » de l’Histoire.

Il est peut-être significatif que la France ne soit pas obligatoirement au centre de ces études, et que des historiens soient aussi intéressés par l’Empire comme il fut vécu en Italie, en Allemagne ou dans les Pays-Bas, ou par la guerre ou la stratégie en Espagne ou en Russie. Autrement dit, ils étudient le phénomène d’un Empire transnational, transculturel, pan- européen plus que son emprise sur la France seule. Cette tradition fut établie par des historiens comme Geoffrey Ellis et Stuart Woolf, tous deux très influents dans le monde académique anglais. On étudie les réalisations de Napoléon dans différents domaines : l’éducation, la justice, l’administration, la politique sociale et religieuse. Et on cherche à contextualiser ses exploits en posant des questions plus spéculatives, sur le caractère de l’Empire, la culture impériale, ou les relations qu’il établit avec les élites des pays conquis. Quelques-uns, comme Michael Broers, vont plus loin, et n’hésitent pas à comparer la gouvernance de Napoléon en Europe à celle des empires coloniaux français et britannique en Inde ou en Afrique. D’autres mettent l’accent – tout comme des spécialistes français, d’ailleurs – sur l’héritage de Napoléon, le rôle de la propagande, sa représentation dans l’art et la culture populaire, et – bien sûr – sa contribution à l’histoire des colonies et de l’esclavage, questions brûlantes de notre temps. Et si quelques historiens apportent du neuf à l’histoire de l’Angleterre pendant les guerres, il y en a un plus grand nombre à s’intéresser à l’Empire lui-même. C’est là où leur contribution à l’historiographie napoléonienne est plus significative.

L'intérêt porté à Napoléon par le grand public ne diminue pas, et avec le bicentenaire de l’Empire, il est redevenu largement discuté dans la presse et les médias, reconnu comme un des personnages dominants de l’histoire de l’Europe. Cela ne se traduit pas nécessairement en popularité, car il est difficile de prétendre que Napoléon soit en phase avec les valeurs qui sont à la mode de nos jours. Mais l’homme et ses rêves continuent à fasciner le grand public, tout comme les engagements navals et militaires. En Angleterre, on n’a pas hésité à célébrer et à commémorer officiellement les batailles anglo-françaises. Pour le bicentenaire de Trafalgar, on a réuni dans le Solent (le bras de mer qui sépare l'île de Wight de l’Angleterre – ndlr) des vaisseaux de trente-cinq nations, dont la France, dans ce qui a constitué le plus grand rassemblement de navires de guerre dans les eaux britanniques depuis 1944. Pour Waterloo également il y a eu une commémoration officielle, avec un grand office religieux à la cathédrale St Paul, en présence de la Reine. On en a moins fait, bien sûr, pour marquer la mort de l’Empereur, ce qui peut s’expliquer en partie, peut-être, par les effets de la pandémie. Mais on ne l’a pas passée sous silence. Le moment de sa mort fut marqué sur Sainte-Hélène par une messe, des discours, et une fête à laquelle a assisté la population de l’île. De même, à Londres, les Britanniques contribuent au maintien de l’héritage et du souvenir napoléonien sur l’île grâce à l’œuvre d’un organisme créé à cet effet, la British Napoleonic Bicentenary Trust.

Mais pour quelques-uns Napoléon sera pour toujours un agresseur et l’usurpateur du trône des Bourbons, et il y en a même, parmi les historiens de l’époque, qui ne peuvent pas le lui pardonner. Et quand les relations anglo-françaises se dégradent, comme ça a été le cas au moment du Brexit, c’est cette image négative qui resurgit auprès du grand public. Napoléon se résume à son rôle d’ennemi de l’Angleterre, un homme de guerre, déterminé à nous envahir et à imposer un imperium européen, représentant tout ce dont on se méfie de la France. On en trouve le reflet dans les titres jaunis de la presse populaire, en grande majorité férocement eurosceptiques. Pour le très populiste The Sun, par exemple, le parallèle avec l’Empire est évident. C’est « dans un acte d’hommage à Napoléon », insiste-t-il, que « Emmanuel Macron menace de détruire le Brexit en Grande-Bretagne par le biais d’une guerre commerciale ». La mention de l’Empereur résonne toujours auprès des Anglais, ou du moins certains d’entre eux. Pour ceux-ci, Napoléon restera pour toujours le « Boney » de la légende noire, l’ogre dont on invoque le nom pour effrayer les plus petits.



Alan Forrest

Alan Forrest est un historien britannique, spécialiste de la Révolution française et de l’Empire. Il est professeur émérite en histoire moderne à l’Université de York (Royaume- Uni). Il est le coauteur, avec Jean-Paul Bertaud et Annie Jourdan, de Napoléon, le Monde et les Anglais – Guerre des mots et des images (Autrement, 2004). Il a écrit sur les conditions de vie des soldats de Napoléon dans Au service de l’Empereur (Éditions Vendémiaire, 2014).

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