Un spectre politique – Pour une « hantologie » de Napoléon Bonaparte

3 décembre 2021
Entre déni, nostalgie ou dévotion, le trauma causé par la disparition de l’Empereur a alimenté rumeurs, légendes et hypothèses les plus farfelues. À la fois monumentale et familière, fictive et réelle, cette figure politique spectrale a de multiples échos contemporains. Un « rapport au défunt » qui, selon les sciences sociales, est tout sauf anodin.

- Manifesto, une carte blanche au journal AOC - 

Par Olivier Ihl, professeur de science politique

Et si Napoléon n’était pas enterré à Sainte-Hélène ? Et s’il avait échappé à la mort pour se réfugier en Espagne ou aux États-Unis dans l’attente de son grand retour ? Dès l’annonce publique, en juillet 1821, du décès de l’Empereur, ces rumeurs se sont répandues dans toute la France. Dans les ateliers, dans les foires, dans les milieux ouvriers comme dans les campagnes : partout, la police releva ces « étranges bruits ». L’Empereur était devenu un spectre. Insaisissable, il se manifestait auprès des vivants par une série d’apparitions dont les historiens n’ont cessé d’interroger la signification.

Un cadavre encombrant

La chronologie de ces épiphanies politiques débute dès l’annonce de la captivité de l’Empereur sur l’île de Sainte-Hélène. Fin 1815, se répand dans les campagnes le thème d’un nouveau débarquement. Le mot devient rumeur : Napoléon serait sur le point de revenir en France, cette fois à la tête d’une armée de Turcs ou d’Américains. En somme, une réplique du retour de l’île d’Elbe qui, là encore, met les imaginations en ébullition. Le rocambolesque n’est jamais loin, comme avec le récit d’une « évasion à bord d’un sous-marin ». Les procès-verbaux de gendarmerie ont capté ces actes de foi, par exemple, avec ce cultivateur du Puy-de-Dôme tenant l’Empereur pour « un homme immortel ». Ailleurs, c’est un ouvrier maçon qui est interpellé dans l’Oise pour le port d’emblèmes bonapartistes ; il affirme haut et fort que « Napoléon n’est pas mort ».

On est déjà en 1822, un an après l’annonce officielle de la mort de Napoléon Ier. C’est le second temps dans ce cycle d’apparitions. La détresse d’une partie de l’armée et des classes populaires prend les traits d’une affliction collective. Comme, toujours en 1822, avec cet ouvrier fondeur de Strasbourg : « Depuis que le caporal n’existe plus, je me trouve très malheureux. » La mort du grand homme fut dénoncée comme « une manœuvre de l’ennemi anglais ». Elle participerait de « mensonges destinés à endormir et tromper la troupe ». Certains vont en profiter pour mettre en cause la version des autorités, voire pour soutenir une origine criminelle. Ils suspectaient un empoisonnement à l’arsenic. Ce schéma relève de ce qu’on peut appeler une contre-fiction, un récit posé comme une alternative à une information qui ne saurait être acceptée. Pour ceux qui le promeuvent, il équivaut à une page de vie que le réel ne serait pas parvenu à détruire. Peu importe que rien ne l’accrédite. Cette île imaginaire est là pour se distinguer de la réalité.

La réappropriation messianique fut le véritable ressort de ces réapparitions. Une phraséologie qui se retrouve chez cet ex-militaire du Gers, lors de sa déposition : « On dit qu’il est mort mais je n’en crois rien. Je prie Dieu pour lui tous les jours. » Un journalier des Deux-Sèvres l’assure tout autant : « L’Empereur n’est pas mort, il se réveillera bientôt. » Tandis qu’un autre dans le Doubs ajoute : « Il reviendra quand il le voudra. » Les années 1822 et 1823 marquent un pic pour le nombre de ces cris séditieux. Plus significatif : chaque signe, scruté avec fièvre, augure d’une possible résurrection. En apercevant le drapeau tricolore, un pêcheur breton, de retour à terre, s’exclame : « Je savais bien qu’il n’était pas mort. »

Prononcées en public, ces paroles témoignent d’une attente de type prophétique. Pour les forces de l’ordre, elles appartiennent au genre des fausses nouvelles. Que leur est-il reproché ? On les accuse d’enrayer un processus officiel de deuil, d’agiter inquiétudes et confusion. En un mot, d’alarmer les populations en entretenant une nostalgie perçue comme une forme de résistance.

Culturellement, les apparitions de Bonaparte peuvent être indexées au modèle de la passion du Christ. Dans les deux cas, les disciples recherchent le mort parmi eux. Et s’il n’est plus physiquement présent ou visible, ils lèvent les yeux au ciel pour l’y retrouver. La relation à l’Empereur s’est donc transformée. Elle est maintenant spectrale. Au « ministère » de Napoléon Bonaparte a bel et bien succédé celui de ses fidèles. La cérémonie du retour des cendres en 1840 trouve là sa raison d’être. Elle est une parade. S’y perçoit la volonté des autorités d’éloigner un cadavre devenu encombrant. Inhumer Napoléon aux Invalides, c’était « tuer » le souverain pourtant déjà mort. En d’autres termes, c’est ramener le défunt à son statut d’homme mortel. D’où un hommage national qui devait d’abord dissiper toute dévotion messianique. Mais la mise en scène ne fut pas simple à établir.

Une âme errante

Lorsqu’on entre dans le processus d’identification dont se nourrit cette célébration, une hantise se découvre. C’est le moment où Napoléon se voit affublé d’un surnom. On parle de lui comme d’un « malmort ». La scène d’ouverture du cercueil, en 1840, en est la cause. En présence de plusieurs témoins, le médecin légiste constate que ses mains et son visage ont été préservés. De quoi décontenancer et relancer les rumeurs.

Le 15 décembre, le char monumental portant le cénotaphe passe l’Arc de Triomphe. Cette descente des Champs-Élysées se fait devant une foule immense. Mais avant de s’acheminer vers les Invalides, le cri de « Vive l’Empereur » redouble. Il paraît que l’on vient d’apercevoir, dans le cortège, un cheval blanc avec sur le dos la selle de Bonaparte à Marengo. Un signe aussitôt relayé par les journaux d’opposition pour soutenir l’idée que l’Empereur n’est pas mort. Plusieurs journalistes (comme celui du Journal des débats) l’affirment : c’était le cheval de bataille de l’Empereur qui revenait. Une assertion reprise par nombre d’hommes de lettres, comme Victor Hugo dans ses Choses vues. Le symbole en est si marquant qu’en pleine révolution de 1830, il est instrumentalisé. Un homme ressemblant à Napoléon fait irruption, sur un cheval blanc, au milieu d’une émeute, place de l’Odéon. Vêtu d’une redingote, il lance un cri de ralliement : « Vive l’Empereur ! » Une femme, signale un rapport de police, tomba même à genoux en se signant : « Oh ! Jésus, je ne mourrai donc pas sans l’avoir revu ! »

C’est l’époque où, dans le sillage du Mémorial de Sainte-Hélène du comte Emmanuel de Las Cases, le théâtre, la chanson, le roman popularisent comme jamais cette aura. Les peintres ne sont pas en reste. L’Apothéose de Napoléon par Horace Vernet est l’une des premières à montrer la tombe de l’Empereur entourée des figures de Kléber, Desaix, Lannes, Lasalle et Ney. En 1829, c’est le célèbre chansonnier Béranger qui met en refrain cette espérance : « N’est-il pas vrai mon Dieu qu’il n’est pas mort ? » La production artistique a doté d’un réalisme saisissant le spectre du défunt. D’autant que l’industrialisation des images en a démultiplié les effets dans de larges couches de la société. Assiettes, tabatières, horloges, lampes, poteries et même bouteilles de cidre, pour ne rien dire des éventails, papiers à lettres et autres calendriers : mobilisés par la propagande ou nés du simple appât commercial, ces supports vont faire de Napoléon un visage accroché au quotidien. Une familiarité qui s’offrait à un magistère. La sentence de Chateaubriand le dit à sa façon : « Vivant il a manqué le monde, mort, il le possède » (Mémoires d’outre-tombe).

Prendre corps

Disparu, Napoléon Bonaparte occupait comme jamais le monde des hommes. Il jouissait pour tout dire d’une autre vie, celle que façonne la naissance simultanée du gouvernement représentatif, de la photographie et de la presse populaire. Pour un lecteur de Walter Benjamin, le lien est évident. Le « spectral » constitue la raison première de ces nouveaux dispositifs de représentation, celle qui relie le « présent vivant » à la forme endeuillée de « la trace ». Prendre au sérieux ce concept de spectre, comme y invitait plus récemment Jacques Derrida, c’est mettre en garde les commentateurs de l’actualité. Le culte de l’immédiat nourrit ses propres illusions. Illusion de la présence : les défunts survivent à leur mort biologique par les relations sociales que leur vie a cristallisées. Illusion de l’absence : même révolue, une vie peut hanter les hommes jusqu’à peser sur leurs conditions d’existence. Une « mainmorte » dont Karl Marx s’est employé à définir la particulière réalité.

Pour lui, est fantomatique ce qui procède d’une « idéalité détachée de son substrat initial », autrement dit, se maintenant « indépendamment de son acte constitutif et malgré la mort de son vécu fondateur » (L’Idéologie allemande). Cette façon d’opposer le spectre (que Marx plaçait du côté de l’irréel) au monde du travail qui, à l’en croire, s’avérait seul vivant, est le cœur de sa théorie de l’aliénation. Une proposition pleine de sens, surtout de nos jours où ce qui prend corps avec le souvenir de Napoléon Bonaparte, c’est aussi un rejet de la délégation électorale, sous son double visage du mandat et du métier politique. Cette hantise, comment la nommer sinon par le terme de césarisme démocratique. L’expression désigne un pouvoir concentré entre les mains d’un chef charismatique dressant le peuple contre les élites, un sauveur de la nation posé en remède à la crise de l’autorité.

Les sciences sociales se montrent, de nos jours, plus attentives à ces manières pour la fiction de prendre corps. Elles n’opposent plus de façon aussi tranchée le réel à l’irréel. Comment oublier que les hommes échangent avec leurs défunts parfois plus qu’avec les vivants. L’anthropologie du fantomatique le montre, beaucoup continuent à les tenir pour présents, voire à les appréhender comme toujours vivants. Une survivance qui engage à analyser les rapports qui se nouent à cette occasion. Si la psychiatrie s’est penchée sur les dérèglements psychiques nés de la mémoire napoléonienne, comme la monomanie délirante, la sociologie y repère l’action propre de forces sociales du tourment (haunting social forces). La psychanalyse les appréhende, elle, comme un excès morbide. Fruit de la passion, elle serait un refoulé totémique. Celui par lequel l’idéologique se découvre contaminée par le pathologique. Ainsi en décembre 1848, nombre de paysans croiront voter pour l’oncle – et non pour le neveu – lors de la première élection du président de la République qui porta Louis-Napoléon Bonaparte à l’Élysée.

Comment, dès lors, ne pas redoubler l’attention qu’avait accordée, il y a quelques années, Michel Foucault aux « hétérotopies », ces « espaces concrets où se logent l’imaginaire » ? La portée politique de ce spectre fut institutionnalisée par Napoléon III, sous la forme d’un mythe dynastique, puis prorogée par l’État français en 1940. Une spectralité relancée depuis les années 1960, sous la présidence gaullienne, puis tout récemment, avec la campagne de presse en faveur du général de Villiers à l’Élysée. Revenue sur le devant de la scène, la figure de Napoléon interroge les liens entre fiction et réalité. Car sa mémoire n’a jamais cessé de prendre corps. Elle se réifie par un jeu d’apparences qui gouverne jusqu’aux formes intimes du politique. Aujourd’hui, ce processus d’incorporation s’est banalisé. L’écran a envahi le réel et le cyberespace brouille la partition entre croyance et vérité, visibilité et invisibilité. Résultat : la frontière entre la réalité et tout ce qu’on peut lui opposer – l’absence, la virtualité ou même le simulacre – suit un tracé recomposé.

Le mort et le vif

Rendre raison des fantômes, c’est comprendre le regard qui les saisit. Mais ce principe ne vaut pas qu’à l’échelle de l’individu. Le refus d’admettre la mort de Napoléon, entendue ici comme sa néantisation pure et simple, ne relève pas seulement de l’histoire des sensibilités. Cette revenance participe aussi d’une sacralisation politique, celle d’une figure à la fois fictive et réelle.

C’est parce qu’ils sont convaincus de l’irréalité de ces apparitions que nombre de scholars s’en détournent. Leur conception de la raison les empêche de les considérer plus avant. Ou alors au titre d’un exercice purement littéraire. Le sinologue Simon Leys, dans la seule fiction qu’il n’ait jamais écrite, présente, lui aussi, un Napoléon qui ne serait pas mort à Sainte-Hélène. En mettant en scène son évasion, il le fait regagner la France pour prendre sa revanche. N’est-ce pas conjurer ces présences fantomatiques que de les abandonner à la fiction ? Attribuer une puissance à un cadavre, est-ce un phénomène qui oblige à renoncer aux outils des sciences sociales ? D’autant que cette revenance est agissante. Des effets s’y attachent, au moins dans certaines conjonctures.

L’hantologie – l’étude générale des revenances – permet de mieux comprendre comment s’expérimente le rapport aux défunts. Elle explique aussi pourquoi les fantômes résistent si bien au déni de la science. Un chantier prometteur comme le montre le bicentenaire de la mort de Napoléon. La plupart des hommes ne sont pas des savants. La vérité n’est pas le seul critère qui indexe leur croyance ou leur engagement. À leurs yeux, les revenants n’ont pas besoin d’avoir une réalité objective. Pourquoi éprouveraient-ils une gêne à échanger avec eux ? Les savants diront qu’il s’agit, pour eux, de faire comme si. En somme, de vivre par analogie. Peu importe. Car c’est par de telles visions que, souvent, dans la vie des uns et des autres, quelque chose se passe...



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Olivier Ihl

Professeur agrégé des universités, diplômé de Sciences-Po Bordeaux, Olivier Ihl est politiste, spécialiste de sociologie historique. Il enseigne à l’Institut d’études politiques de Grenoble, dont il a été le directeur de 2005 à 2012.

 

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