Le bonapartisme, une tentation française

3 décembre 2021
Révéré par la droite, brocardé par la gauche, le spectre de Napoléon hante la vie politique de notre pays. Un inquiétant culte de l’homme fort et providentiel perdure, entraînant défiance démocratique, mépris des institutions et essoufflement du collectif.

- Manifesto, une carte blanche au journal AOC -

Par Vincent Martigny, politiste

 

Deux cents ans après sa disparition, Napoléon Bonaparte continue de hanter la vie politique française. La décision d’Emmanuel Macron de commémorer le bicentenaire de sa mort, alors que ses prédécesseurs s’y étaient toujours refusés, a suscité un vif débat. Les thuriféraires de l’Empereur ont loué la volonté présidentielle de rendre hommage au législateur éclairé, au modernisateur et au génie militaire qui restaura (temporairement) la grandeur de la France. Ils célèbrent l’homme qui a su s’appuyer sur les acquis de la Révolution, tout en mettant fin à ses désordres. Ses contempteurs ont, pour leur part, manifesté leur indignation face à la célébration d’un dictateur mégalomane qui a mis l’Europe à feu et à sang, rétabli l’esclavage dans les colonies et restauré une monarchie héréditaire sous un autre nom. Ce débat n’est évidemment pas nouveau. Les usages politiques de la mémoire de l’Empereur existaient déjà du vivant de ce dernier, entretenant une légende – dorée ou noire – autour de sa personne et de son épopée, qu’il a lui-même grandement contribué à forger.



Un compromis entre deux régimes politiques

Plus intrigante en revanche est la marque contemporaine qu’a laissé le bonapartisme dans la culture politique de notre pays. Si l’on taxe souvent la Vᵉ République de monarchie républicaine, peut-être le doit-on en premier lieu à celui qui tenta de trouver un compromis entre ces deux régimes politiques. Dans son ouvrage classique sur Les Droites en France paru en 1954, l’historien René Rémond a forgé l’expression de « droite bonapartiste » pour parler de ce courant du mouvement conservateur français qui revendique depuis le XIXᵉ siècle la poigne du leader et la solitude du pouvoir, le césarisme appuyé sur un centralisme mâtiné de modernité administrative. Le général de Gaulle a incarné cette tendance à la perfection, cultivant le mythe de l’homme providentiel, appelé par l’ange de l’Histoire à tirer la France de l’ornière et à la sauver de la décadence.

Cette perception ne fut jamais consensuelle. La gauche a, pour sa part, toujours brocardé l’aventurier qui gouverna seul, appuyé sur une solide propagande et un État policier. Elle a dénoncé celui qui restaura l’autorité de l’Église contre le sécularisme des Lumières, et défendu les propriétaires contre les ouvriers. Dernier en date d’une longue série, l’ouvrage de Lionel Jospin, Le Mal napoléonien (Seuil, 2014), manifestait la volonté de « mesurer l’écart entre les ambitions proclamées, les moyens déployés, les sacrifices exigés et les résultats obtenus ». L’ancien Premier ministre socialiste y dresse un bilan sévère de l’empreinte du bonapartisme sur la France contemporaine.

De son côté, la droite continue, aujourd’hui encore, à aduler les valeurs bonapartistes. Elle a vu en Nicolas Sarkozy le dernier héritier en date de l’Empereur. Et elle n’a de cesse depuis de chercher le chef qui saura unifier la nation autour d’un pouvoir fort. Marine Le Pen lui emboîte logiquement le pas, tout à son ambition de récupérer les grands mythes français pour mieux se légitimer. Et il n’est pas étonnant qu’Emmanuel Macron, dans une tentative de siphonner la droite sans totalement froisser la gauche, sacrifie, lui aussi, au mythe napoléonien, au nom du « en même temps ».



Des menaces réelles sur la démocratie

Comment s’y retrouver dans ces perceptions concurrentes ? Dans le climat politique actuel fait d’hyperprésidentialisme, d’essoufflement des institutions, de défiance démocratique et d’attaques contre les libertés publiques, disons-le d’emblée : si Napoléon peut encore fasciner, il est difficile d’avoir de l’indulgence pour le bonapartisme. À commencer par l’idée que la France ne saurait être gouvernée autrement que par un homme fort, appuyé sur la légitimité directe du peuple et ne rendant des comptes qu’à lui, au mépris des corps intermédiaires et des contrepouvoirs. L’appel au peuple, la dénonciation des élites, la tyrannie du charisme et l’obsession pour un pouvoir incarnateur sont des menaces réelles qui pèsent aujourd’hui sur notre démocratie. Elles ont, au moins depuis la fin du XIXᵉ siècle avec l’aventure boulangiste, constitué les ferments du populisme à la française. L’imaginaire du « sursaut » face à l’abîme, du déclin et de la régénération, sont des mythes délétères pour qui croit à la force de la délibération, à l’action collective et à la gestion apaisée des dissensus. Dans une société française en mal d’unité, la tentation d’un pouvoir incarnateur, d’un « corps social soudé par sa tête » dénoncé par Claude Lefort, et que l’on trouve au cœur de la tradition bonapartiste, peut légitimement inquiéter. Dans l’Histoire, elle a toujours mené à des désastres.

Tout aussi inquiétante est l’idée qu’une légende vaut mieux que des résultats concrets. Que la grandeur de la France éternelle peut primer sur le bonheur des Français. Que la politique peut se payer de symboles et de postures plutôt que d’agir pour changer la vie des citoyens. Que le récit peut prendre le pas sur la réalité. Parlant de Napoléon, Jean d’Ormesson vantait « l’échec éblouissant (…) d’une légende qui se crée, d’un dieu en train de surgir ». On ne peut s’empêcher de voir dans cette expression ce qu’il y a de plus nuisible dans la démocratie française : la passion de croire en des héros salvateurs plutôt que de prendre collectivement la responsabilité de changer le réel. En cela, le bonapartisme a instillé dans notre culture politique un poison dont le venin continue de se faire sentir.



Vincent Martigny

Maître de conférences en science politique à l’École polytechnique et chercheur associé au Cevipof, Vincent Martigny est membre du comité de rédaction du journal Le 1 et de la revue Zadig. Ses recherches portent sur les manifestations contemporaines du nationalisme français, les débats relatifs à « l’identité nationale », et les formes contemporaines du leadership en démocratie.

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